DG : Sont le street art ou le graffiti des mouvements ?
DARK : C’est hyper dur à définir. Un mouvement, normalement, est quelque chose censé rentrer dans une case, d’un style, d’une manière de penser, d’une manière d’agir, ou quelque chose comme ça.
La particularité du street art est qu’il y a aucune case, tout est faisable. Toutes les techniques sont bonnes à être utilisées, tous les messages ou pas de messages sont aussi utiles.
Oui, je pense que c’est un mouvement. Mais c’est un mouvement dans un sens un peu plus large que juste « mouvement » comme on en a pu en parler pour le pointillisme ou pour le cubisme, par exemple, où il y avait des lignes directrices. En fait si tu n’es pas dans les lignes tu n’es pas dans le « mouvement ». Alors qu’avec le street art, la seule vraie ligne directrice est la rue. À partir du moment où tu poses quelque chose dans la rue, c’est illégal. Si tu poses de l’art illégalement dans la rue, tu fais partie du mouvement street art, peu importe si t’en a fait une fois, vingt fois, ou cent fois, tu en fais partie.
DG : Ce côté illégal est-il la frontière entre ce qui est du street art et ce qui est du l’art « proprement dit » ?
DARK :
Quand j’ai fait mon mur dans le 13ème avec la Mairie, ce n’était pas vraiment du street art. C’est du street art parce que c’est dans la rue, mais en même temps, ce n’est pas du street art, parce que c’était une commande.
J’avais une autorisation, et du coup, c’est presque un job « d’artiste peintre. » Tu vois, tu n’es plus vraiment dans le street art. Mon frère, Codex Urbanus, qui l’a écrit dans son bouquin.** Il prône ce truc-là : il faut que ça soit illégal pour que ça soit du street art. C’est la base même du truc.
DG :
Est-ce que tu as des buts, toi, en tant qu’artiste et pour ton art ?
DARK : Pour mon art, oui. Ce serait de jamais me retrouver « bloqué » par ce que je créé. Ça revient un peu à cette histoire de pleins de portes et de pleins de chemins.
Je n’ai pas envie de me retrouver un jour me disant, « ce que les gens attendent de moi est de faire des formes de calligraphie, » et que ça se terminera là ; et si je ne fais pas des formes de calligraphie, ça les intéresse plus. Ce serait quelque chose qui pourrait me déranger. Pour moi, de continuer à m’épanouir vraiment là-dedans, de pouvoir en vivre potentiellement, de continuer à en vivre parce que, pour l’instant, ça se passe bien. Mais, on ne sait pas de quoi demain est fait. Je voudrais toujours avoir un peu de recul sur ça, et pas prendre pour acquis ce qui ne l’est pas.
DG :
Oui, c’est tellement difficile et en même temps c’est un challenge. Ça doit être aussi une ouverture d’esprit continuelle.
DARK : C’est vraiment un challenge. Il y a des moments où c’est trop bien où c’est vraiment la fête, et puis y a des moments où ça l’est vraiment moins.
Tu doutes beaucoup plus que dans pleins d’autres milieux, parce que ce que tu fais vient de « toi », et tu le partages avec les autres. A partir du moment où les autres ne sont pas forcément réceptifs, tout de suite, tu vas te poser des questions, tu vas te remettre en question. C’est un chemin en dents de scie : un coup ça va, un coup ça ne va pas, et parfois ça va un peu plus longtemps, et parfois ça ne va pas un peu plus longtemps. Je pense que ça fait un peu partie d’être artiste. Si tu étais toujours sur une ligne neutre où tu sais que ça marche, mais en même temps ça ne t’enjaille pas plus que ça… ce serait moins intéressant.
DG :
J’ai appris récemment qu’on parle plus de street art, on parle d’art urbain contemporain. Pourquoi ? Qu’est-ce que tu penses de ça ?
DARK : Je pense qu’ils se sont rendus compte que c’est un mouvement tellement « grand » maintenant, que c’est dur de le laisser sur le côté.
Il y a un côté qui est quand même très lié à l’art contemporain qui est le mouvement d’art le plus représentatif de notre époque. Je pense que c’est un premier pas vers la considération réelle de ce qu’on fait vraiment.
Pendant longtemps, ça n’a pas du tout été considéré, alors que, maintenant, les marques commencent à travailler avec les street artistes. Il y a des street artistes qui se retrouvent en foire d’art contemporain alors qu’ils font pas du tout de l’art contemporain. C’est un début de reconnaissance et qu’on est sur le bon chemin.
DG : J’étais très étonnée, dans le sens où, pourquoi on a besoin de dire « contemporain » ? C’est l’art urbain, point, parce que c’est ça, mais art urbain contemporain, « contemporary urban art ». ?
DARK : C’est un peu aussi le problème des gens, de « ce monde », c’est d’avoir ce besoin constant de mettre quelque chose dans des cases pour le comprendre et pour pouvoir l’analyser, et en faire quelque chose.
Je pense que ça vient aussi un peu de ce truc-là : le street art, c’est un peu une case qui était dans un coin. On ne sait pas trop quoi en faire ; que ça soit dans un coin n’a pas plu à ces gens. Comme ils avaient besoin de le relier à quelque chose qui existait déjà, et qui pouvait avoir une image « correcte » pour eux
Je pense que ça a été ramené à l’art contemporain parce que c’est beaucoup plus facile de dire que « c’est de l’art contemporain. » Les marques peuvent s’en servir beaucoup plus facilement sans avoir peur « d’abimer leur image. »
DG : J’étais en train de me dire, l’art moderne va jusqu’aux années ’50 ou ’60 et après, c’est l’art contemporain. Qu’est-ce qu’on va dire du street art ? Que le street art moderne est jusqu’à l’année 1959, et après, c’est du street art contemporain ? C’est ridicule.
DARK : C’est absurde, surtout que les mecs qui faisaient du street art dans les années ’70 ou ’80, faisaient exactement la même chose que ce qu’on fait maintenant.
Ils étaient juste en avance sur leur temps. Ils étaient vachement moins nombreux, mais sinon, c’était la même chose, et la démarche était la même . Ils partaient, et ils faisaient des choses illégales, tout en essayant de développer une démarche et un concept qui leur était propre. L’idée est exactement la même. Il y a Futura 2000, Taki 183, Ernest Pignon-Ernest. Tous ces mecs au final, c’est exactement la même chose.
C’est vraiment ce côté où l’homme, enfin l’Homme avec un grand « H », a besoin de tout mettre dans une case. Vu que c’est un truc qui commence à prendre beaucoup d’ampleur, il y a certaines cases qui se sont ouvertes, d’autres qui se sont fermées. On s’est dit, « ce truc, on va le mettre dans cette case, parce que, comme ça, au moins, on peut l’expliquer. »
DG :
Qu’est-ce qui te préoccupe en tant qu’artiste ? Qu’est-ce qui te souci?
DARK :
La manière dont la société en elle-même évolue me concerne forcément. Je pense que, même si tu travailles dans l’abstrait et que tu ne représentes pas forcément les choses, si tu n’as pas un minimum d’intérêt pour tout ce qui se passe partout sur Terre, tu ne peux pas avoir un développement logique, concret.
Si je dois définir vraiment des trucs plus précis, la nature m’interpelle. De voir comment on est en train de progressivement détruire la nature autour de nous est un sujet qui m’intéresse énormément. C’est d’ailleurs une de mes séries qui traite un peu ça, et qui essaie de combler un peu ce manque de nature qu’on est en train de créer par une nature en peinture. C’est un sujet qui m’intéresse.
Pareil, le coté communication, le coté échange avec les gens. On arrive dans une société où on est de plus en plus en retrait des gens. On est de plus en plus enfermés chez nous, sans avoir besoin de sortir. On est tout le temps sur notre téléphone, on est tout le temps sur l’ordinateur, sur Facebook, sur Instagram…C’est quelque chose qui a des très bons avantages, je ne le nie pas, mais qui a aussi pleins de défauts.
Ce côté, communication, de recréer des échanges avec les gens, peu importe le langage ça joue un peu contre ce truc. Qu’on ne se renferme pas dans cette espèce de solitarisme. Je ne sais pas trop comment dire, mais, tu vois l’idée de pas être solitaire. Sortir un peu de ce truc-là, continuer à créer de l’échange avec les gens…
DG :
J’étais dans le 20ème, l’autre jour, rue des Cascades, rue de la Mare et y a des pièces de ENDER partout.
DARK : Ouais, c’est son quartier. Si je reprends l’exemple de Codex, qui est un de ses bons potes, ils travaillent par quartier. Ils travaillent en général dans les quartiers où ils habitent, et ils gravitent autour de cet endroit. Je pense que pour Ender, c’est vraiment, le 18ème, le 19ème, et le 20ème. Ce sont vraiment ses quartiers. Codex, mis à part le 9ème et le 18ème, il pose rarement ailleurs, un peu dans le 13ème.
Je suis plus dans une démarche de mettre un peu partout. D’essayer de partager avec plus de gens, avec des gens les plus différents possibles. Ce qui m’amuse c’est de partager avec le plus de gens possibles, et d’avoir le plus d’œuvres à droite, à gauche… Tu peux toucher des gens différents en étant présent à plus d’endroits, donc c’est plus intéressant.
Pour moi, c’est hyper important d’aller partout. Si je me résigne, si je reste sur trois rues qui sont juste en bas de chez moi, je ne peux pas partager avec beaucoup de gens, donc c’est moins intéressant. J’aime mettre des œuvres sur des murs où y a beaucoup de passage, parce que tu « parles » à plein de personnes, et ça rend la chose beaucoup plus intéressante.
Le mur à côté de la place Stalingrad est sur l’arrière d’un bâtiment, donc du côté quai. Tu as une longue marche le long du mur, et il y a constamment des gens qui passent devant. Par exemple, quand j’étais en train de peindre, il y a la Maire de Paris qui est passée devant.
Sur une journée, tu dois avoir 1000 personnes qui passent devant, ça rend le truc intéressant. Même s’ils ne le comprennent pas, même s’ils l’interprètent de leur manière, ça reste intéressant, parce que tu interagis avec la personne, et tu deviens, indirectement, un truc que la personne a fait ou a vu ou a pensé dans sa journée. Ça, c’est hyper intéressant !
Tu créés un lien potentiellement avec tous les gens qui vont juste lever les yeux et regarder le mur. Et ça répond au truc de communication, créer un lien, etc.
Il y a des gens qui n’aiment pas ce que je fais, donc je ne peux pas dire que c’est un cadeau. Même si, ça va peut-être énerver certaines personnes que je fasse des trucs, ça reste pour moi une création de lien. Ça créé un sentiment chez la personne. La pire chose qui puisse se passer pour moi par rapport à une de mes œuvres, ce serait une indifférence totale. Que la personne soit contente ou super heureuse, qu’elle en parle à quelqu’un, qu’elle ne soit pas contente, qu’elle essaie de l’abîmer ou quoi, pour moi, ça reste une création de sentiment chez quelqu’un ; et au fond de moi, j’estime que j’ai « réussi » ce que je voulais faire.
J’ai créé quelque chose chez la personne, et si la personne passe devant, et qu’elle regarde et que dans son cerveau, ça fait le sifflement vide, pour moi, j’ai un peu raté mon coup. Mais, tu ne peux pas toucher tout le monde non plus, ce n’est pas possible
DG : Trois ans, c’est… waouh !
DARK : Ouais, si je devais dire une fierté, ça serait d’être en phase avec moi-même et en phase avec les attentes que j’avais quand j’ai commencé. Pouvoir me dire, aujourd’hui, je suis capable de vivre de mon art.
J’ai eu l’occasion de travailler avec des grandes marques. J’ai créé des customs de flacons de parfum pour Diesel. J’ai fait un projet avec la SNCF. J’ai bossé avec Orange sur des soirées évènementielles. J’ai bossé avec des marques de création de vêtements, je me suis retrouvé à peindre pendant le Festival de Cannes. J’ai participé à un grand nombres d’expos, solo ou collective. J’ai fais des festivals, etc. Je ne me souviens pas de toutes mes expériences parce que j’en ai fait beaucoup comme ça, de trucs assez pertinents, mais chaque fois, c’est un projet en plus, et une histoire en plus à raconter. C’est super cool.
J’ai fait des trucs qu’il y a trois ans, je n’aurais jamais imaginé faire qu’aujourd’hui, et c’est une fierté d’avoir fait ces trucs-là.
En savoir plus
Vous pouvez voir les œuvres de Dark dans le 15ème près de la rue de Dantzig, sur le quai de la Seine, dans le 19ème, à côté de la place Stalingrad, et peut-être encore à Lisbonne. Il faut savoir que le street art et le graffiti sont parfois éphémères et recouverte.
Vous pouvez aussi apprécier ses réalisations sur son
site
*Jaëraymie, street artiste.
** POURQUOI L’ART EST DANS LA RUE ? Origines et contours d’un mouvement majeur et sauvage de l’Art Contemporain, Codex Urbanus, publié par Critère Editions 2018.
*** Woodstock : Woodstock est un personnage fictif de la bande dessinée Peanuts de Charles M. Schulz. Il est surtout connu pour être le meilleur ami et acolyte de Snoopy. Le personnage est apparu pour la première fois dans la bande dessinée du 4 avril 1967, bien qu'il n'ait été officiellement nommé que le 22 juin 1970.
Deborah Gallin est la Fondatrice d’Art Works Internationally : Libérez l’inattendu.